Le Caire : introduction

 

Le Caire: promenade dans une ville éternelle

Olivier Weber et Denise Ammoun

Du Xe siècle au XVIe siècle, Al Qahira (la Victorieuse) a connu l'âge d'or grâce au règne des Fatimides et des Mamelouks. De cette apogée ne subsistent que quelques belles mosquées et beaucoup de monuments en ruine.

L'essence du Caire ? La question paraît saugrenue, tant la « Mère du monde » (Oum el-Dounya) abonde en racines, ville tentaculaire qui n'en finit pas de décliner ses quartiers comme un arbre à lianes enfouit ses branches sous la terre. Plus qu'une ville, elle est matrice du royaume des croyants, une cité d'Orient qui aime l'hypertrophie, une succession de strates où s'entassent l'Histoire, les hommes avec leurs défunts dans les nécropoles habitées, une surabondance de civilisations qui meurent et renaissent.

L'âme du Caire, serait-ce sa rive occidentale, celle des pyramides, dernier repos des pharaons, au plus près du soleil couchant ? Est-ce le vieux Caire, ses quais alanguis du Nil où se coudoient les palais du siècle dernier et les églises coptes décrépites ? Les souks, où chaque jour on vénère l'ardeur des marchands ? L'île de Roda, fameuse déjà lors de la conquête arabe, avec son Nilomètre (miqyas), qui permettait de mesurer les crues du fleuve roi et au calife de jauger l'impôt payé par l'Egypte (hautes eaux : bonne récolte annoncée ; basses eaux : disette) ?

Prenez Le Caire à rebours, remontez les vieilles ruelles et vous découvrirez l'âme de la ville telle que vous l'avoueront maints Cairotes, dans un double sentiment de fierté et de gêne, et parfois avec un air canaille : oui, le vrai Caire, l'illustre Caire, est d'abord celui des Fatimides et des Mamelouks, deux dynasties musulmanes qui donnèrent à la ville sa gloire et ses mythes.

L'invite en vaut la peine. Dans ce Caire ignoré, banni souvent des circuits touristiques, on retrouve toute la mémoire de l'Egypte musulmane. Ce Caire de l'âge d'or, des conquêtes et des massacres, des légendes poétiques et des tueries à l'excès, comme pour tous les grands empires, tient dans un mouchoir de poche - à l'échelle de la métropole de 15 millions d'habitants. Coeur inconnu palpitant jour et nuit, Le Caire ignoré, qui geint dans la fétidité et une incroyable promiscuité, commence à Bab el-Nasr (la porte de la Victoire) et finit à Bab el-Zuweila, huis imposant aux deux minarets et aux gigantesques battants ouvragés que l'on fermait à chaque crépuscule, jusqu'au siècle dernier. Dans l'intervalle, on découvre toutes les palettes de la cité, ses odeurs nauséabondes et ses parfums délicats - on y copie devant vous les fragrances de Saint Laurent et les dernières trouvailles de Chanel -, les mendiants et les orgueilleux d'Albert Cossery, les joies et les peines de la ville mère.

La ville de toutes les magnificences

S'il fallait un épicentre à cette ville cachée, inscrite au patrimoine mondial de l'Unesco depuis 1979, ce serait la mosquée et l'université d'el-Azhar. Lorsqu'en l'an 969 les Fatimides, conquérants chiites épris de poésie et de musique, s'emparent de la place, qu'ils nomment al- Qahira (la Victorieuse), ils s'empressent d'ériger un lieu d'enseignement religieux, après quelques beaux palais dont l'un suscite l'admiration d'un voyageur persan, perdu dans un dédale qu'il compare à la plus grande des cités de son pays. Le Caire devient la ville des califes raffinés, défendue par une armée d'esclaves, d'eunuques et de mercenaires qui ne détestent pas le vin. Les Francs y installent une ambassade. On se prosterne par trois fois aux pieds du souverain, assis sur un trône d'or, qui entend ainsi mener le monde, en turban surmonté d'un solitaire et un long sceptre à la main, car la Victorieuse ne peut être que la ville de toutes les magnificences.

Depuis, el-Azhar n'a eu de cesse d'engendrer l'admiration de l'Ouma, la communauté des croyants. Dans l'un des couloirs de la plus vieille université islamique du monde, un professeur vante l'aura de son « école » : 140 000 étudiants, 500 enseignants envoyés chaque année dans le monde entier, des cours religieux, mais aussi et surtout de médecine, de mathématiques, d'ingénierie. Dans les jardins, on croise des étudiants à calot blanc tout juste débarqués de Malaisie, des Indonésiennes qui cachent un maquillage sous leur foulard, des carabins de Colombo qui n'oublient pas de fréquenter les cabarets...

El-Azhar, à en croire ses vice-recteurs, a banni depuis belle lurette les apprentis sorciers et autres fondamentalistes - « On connaît tout le monde et nous avons sur le campus une police sûre », vous souffle-t-on. Promenez-vous dans la ruelle qui jouxte la mosquée et vous apercevrez des fragments de vie à faire fuir les prêcheurs radicaux : couples d'étudiants en quête d'un recoin, joueurs de tawla, le jacquet, qui misent parfois leurs revenus de la semaine... Cherif, 32 ans, comptable de son état, assis à la terrasse d'un café : « Les étudiants qui passent par el-Azhar ont deux destinées : soit ils deviennent plus pieux qu'avant, soit, ayant goûté aux charmes de la vie cairote, femmes, cafés, sorties nocturnes, ils reviennent chez eux plus débauchés que jamais... » Exagérations sans doute, comme les aime l'humour cairote, mais qui traduisent aussi l'âme particulière de la vieille ville musulmane : accumuler des strates, des couches d'Histoire, sans jamais renier le passé, pareille aux couches limoneuses du grand fleuve qui paresse à ses portes.

Le Caire des Fatimides et des Mamelouks, c'est une kyrielle de mosquées aux nids-d'abeilles et aux encorbellements  sophistiqués qui ont donné mille minarets à la ville, de sabil-kutab, les fontaines publiques qui, à l'âge d'or du Caire, offraient un enseignement gratuit aux fils de la plèbe, de khans - caravansérails - et de fundouks - hôtels - plus délabrés les uns que les autres.

Enfoncez-vous dans les venelles, à quelques encablures du bazar du khan el-Khalili, et poussez la porte d'un tikkaya, ancien monastère pour soufis du temps des Mamelouks. Ces soldats-esclaves turcs intronisés par Saladin régnèrent sur l'Egypte pendant trois siècles, jusqu'à leur défaite, en 1517, devant les troupes d'Istanbul, dépêchées par Selim 1er, le père de Soliman le Magnifique, ivre de rage. Pour apaiser sa colère, le conquérant ordonna la mise à mort du dernier sultan mamelouk, Toman Bey, pendu haut et court comme un vulgaire bandit. Afin d'effacer les traces du sultan déchu, le vainqueur décida de copier le palais des Mamelouks à Constantinople. Des milliers d'artisans furent déportés sur les rives du Bosphore, emportant avec eux les secrets des grands bâtisseurs.

Les puissants Mamelouks gouvernèrent avec une poigne de fer l'empire qui s'étendait sur tout le Moyen-Orient, et l'on raconte encore les supplices raffinés que le sultan Qayt Bey affectionnait. Mais ils donnèrent aussi au Caire ses lettres de gloire - un rêve d'empire, un destin de ville suprême, une Florence arabe qui chérit l'art, la littérature, l'architecture. Le Caire frémit alors de mille et une splendeurs, traversée, ainsi que nous le rapporte Ibn Battuta, le grand chroniqueur arabe du XlVe siècle, par 12 000 porteurs d'eau, 30 000 loueurs de bêtes de charge et 36 000 embarcations du sultan et de ses sujets. Dans ce même monastère soufi survivent aujourd'hui quelques familles entassées dans les anciennes cellules disposées autour d'une cour dallée. Le bâtiment semble vaciller sous ses toits branlants et donne raison à Nerval, comme si rien n'avait changé depuis un siècle et demi : « Partout la pierre croule, et le bois pourrit. Il semble que l'on voyage en rêve dans une cité du passé, habitée seulement par des fantômes, qui la peuplent sans l'aimer. » Misère des pierres du vieux Caire...

Au cours de cette promenade dans l'ancienne ville musulmane, vous rencontrerez aussi des insurgés : des amoureux du quartier, ceux qui fréquentent les hammams séculaires et les mosquées vacillantes, et des archéologues, tel Mahmoud Tokhi, un ancien du tout-puissant Service des antiquités, passé avec armes et truelles du côté d'une fondation américaine pour restaurer une mosquée du XVe siècle menacée par la remontée des eaux. Plus loin, le plus vieil hôpital mamelouk, aï-Sultan Muayad, bâti au XVe siècle, se noie dans une mer d'immondices que désigne d'un geste las l'architecte Mohamed Abul-Amayem, un ancien, lui aussi, du Service des antiquités. Colère de la cinéaste Asma El Bakri, qui a réalisé deux documentaires sur Le Caire des Fatimides et des Mamelouks, dont l'un montre les dépôts d'ordures en pleine ville - 8 000 tonnes par jour -, et n'a jamais été diffusé : « On laisse pourrir, on démolit, on casse, on pille, tout ça pour que certains se remplissent les poches. »

On rencontre aussi au détour des ruelles des gardiens de la mémoire, ceux qui veulent conserver le passé du Caire, et l'explorer. L'un d'eux est justement historien. Fils de l'ancien directeur de la Bibliothèque nationale, Iman Fouad a baigné durant toute son enfance dans l'odeur des parchemins et des papiers jaunis. L'âge d'or du Caire le fascine et il rêve d'en être le nouveau chroniqueur. Brillant universitaire, il s'embarque pour Istanbul et s'enferme dans la bibliothèque de Topkapi, l'ancien sérail des sultans de la Sublime Porte. Là, il finit par trouver une merveille : le manuscrit autographe du Mamelouk Makrizi, « le prince de tous les historiens de l'Egypte musulmane », qui porte sur trois siècles d'Histoire. Patiemment, le chercheur dévoile les secrets les plus intimes de la vieille ville, cette dame très prude, avec ses drames et ses joies, ses disettes et ses fastes. Depuis, dans les bibliothèques cairotes, on l'appelle « le Pacha ».

Ce Caire antédiluvien aux venelles secrètes est hanté par la figure paternelle de l'écrivain Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature, qui, enfant, habita dans la ruelle Qasr ash-Shouq. Le Caire de Mahfouz ? Une série de cafés, tel le Fichaoui, le café des miroirs, où les vieux viennent fumer le chicha, le narguilé, devant des amoureux en Nike à coussins d'air ; des gargotes populaires où les clients attendent, fourchette en main, l'heure de l'iftar, la rupture du jeûne, en ces temps de ramadan ; d'obscures impasses où cohabitèrent longtemps gens de toutes classes ; des marchés de camelotiers où se vendent, entre rosés séchées et pétales de karkadé, tous les espoirs, clairs et obscurs ; des cours mystérieuses où des souffleurs de verre chaleureux et aux joues distendues comme de vieux trompettistes transforment des bouteilles de soda américain en oeuvres d'art, et c'est une prouesse.

Mahfouz, comme maints résidants du quartier, a déserté les lieux pour s'installer dans Le Caire moderne, sur les bords du Nil. D'autres s'y accrochent contre vents et marées, fissurations et soubresauts des entrailles - le tremblement de terre de 1992 a endommagé de nombreuses maisons et mosquées. Ainsi cette famille de brodeurs, dans le passage couvert des fabricants de tentes : le père, sexagénaire volubile, à son poste depuis l'âge de 10 ans, clame qu'il mourrait s'il venait à déserter les lieux. Son fils, médecin, est revenu au bercail pour reprendre l'affaire, plus rentable que le bistouri ; comme son frère, comptable, fier de ses racines, qui lance à un ami venu de Port-Saïd : « Toi, tu es venu ici prendre des siècles ! » Les siècles au demeurant se vengent. Certains monuments, vitupère un ancien fonctionnaire du ministère de la Culture, ne sont même pas répertoriés. Affaire de gros sous, dans un quartier où veillent les promoteurs comme de patients croque-morts.

La mort, justement. Le Caire n'en finit pas de se débattre avec elle. Celle de sa gloire lorsqu'elle rivalisait avec Damas et Bagdad, celle de son lustre, trop empoussiéré par les ans et le vent des hautes collines sablonneuses. Mais quelle cité marie davantage l'esprit des morts et le souffle des vivants ? Prenez la nécropole qui prolonge la cité fatimide, le gigantesque cimetière où les Mamelouks entassaient les défunts à l'ombre de petits palais. Des dizaines de milliers de Cairotes y résident désormais, comme pour prouver que dans le vieux Caire les âmes ne sont jamais mortes. On y trouve des maisons cossues et des taudis, avec électricité et eau, ainsi qu'un bureau de poste et un petit commissariat. Un adolescent construit une nacelle sur un toit tandis qu'un riverain repeint son véhicule tout-terrain. De temps à autre, une Jaguar apparaît, tribut d'un oncle d'Amérique aux vivants ou aux morts, on ne sait plus. Singulière épitaphe pour une ville monde qui tout à la fois célèbre ses disparus par l'indifférence, suprême honneur de l'ici-bas, et ne cesse de renaître, vieille dame fardée aux bijoux enfouis qui n'a pas dit son dernier mot.

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