Alexandrie la nostalgie

Youssef Bazzi
journaliste du quotidien libanais
Al Mustaqbal

 

Longtemps célébrée comme la capitale du cosmopolitisme, Alexandrie s'est transformée sous l'ère nassérienne en une banale cité balnéaire. Mais le souvenir de la grande époque reste présent dans tous les esprits.

Contrairement à Beyrouth, Alexandrie n'a pas eu besoin d'une guerre civile pour voir sa physionomie à jamais transformée, sa structure et sa vie sociales entièrement remodelées, son ambiance de cité et cosmopolite remplacée par une atmosphère marquée par les origines rurales de ses nouveaux habitants.

Au bord de la Méditerranée, sur un immense front de mer, dorment les traces encore vivantes d'une Andalousie perdue, dont le lustre s'est éteint au milieu du XXe siècle. Il s'agissait d'une ville mythique, caractérisée par un étonnant mélange de races et de communautés, d'identités, de langues et de cultures. Cet espace cosmopolite mêlait Arméniens, Juifs, Libanais, Maltais, Français, Grecs, Italiens, Anglais, Egyptiens et Maghrébins, réunis tous ensemble pour rendre cet endroit meilleur. A l'âge des nationalismes et des indépendances, la ville eut à payer le prix de son flou identitaire et de son métissage. Elle dut se défaire de son cosmopolitisme, voire de sa "méditerranéité", pour devenir purement égyptienne. Elle dut nier tout ce qui constituait sa spécificité, perdre ses habitants, ses aspirations, son économie, sa culture et son rôle. Elle dut renoncer à son exception et à son lustre, pour rentrer dans le rang des nationalisations et du secteur public. C'est ainsi que le phare d'Alexandrie s'est écroulé une seconde fois : les merveilles du monde ne durent jamais bien longtemps.

Le port de l'ouest.
La ville s'étend le long de la côte méditerranéenne sur une vingtaine de kilomètres.

Les minarets des mosquées émergent des immeubles construits dans les années 1950.

A peine arrivé sur place, on est frappé par la nostalgie qui est devenue synonyme d'Alexandrie, un sentiment lourd et presque douloureux qui épuise les habitants. Personne n'y échappe, ni les visiteurs ni ses occupants, poussés là par la nécessité et l'exode rural, et qui ont fini par saisir le passé enchanté de leur ville au point de se lamenter sur ce qu'ils n'ont jamais connu. Cette nostalgie tyrannique imprègne tout : les conversations quotidiennes, les textes littéraires, les vieilles et majestueuses bâtisses, le tramway, les places qui laissent deviner une splendeur passée, la plage presque effacée, gorgée de tant de souvenirs cinématographiques et romanesques, les marques de l'Histoire qui se dressent partout, l'antique corniche, lieu de toutes les romances et des rires de jeunes gens fusant durant l'été. Comment échapper à ce sentiment, quand ses catalyseurs sont disséminés à chaque coin de rue, dans l'espace, au fil de l'eau ?

J'entre dans un bar et j'y trouve un descendant de ces effendis [notables] à tarbouche de naguère, cherchant à paraître élégant dans un costume démodé depuis plusieurs décennies, perdu d'ivresse et de douleur, maudissant les "sauvages" et l'époque de Gamal Abdel Nasser [1954-1970]. "Il a tout cassé", hurle-t-il en arabe, avant de poursuivre son bavardage dans un français suranné avec un touriste algérien de passage. Et lorsque je demande au chauffeur de taxi s'il est alexandrin de naissance, il évoque aussitôt les alertes pendant la Seconde Guerre mondiale (lorsque les Allemands bombardaient la ville), le soldat anglais à qui il a sauvé la vie et qui lui a donné une plaque de chocolat, et ce jour où il s'est baigné à côté du roi Farouk, sur la plage qui était "comme de la poudre d'or". La "sirène de la Méditerranée", comme les Alexandrins appellent leur ville, semble usée et rouillée, désertée malgré ses 6 millions d'habitants qui se lamentent sur l'époque où leur cité était l'une des villes les plus riches de la Méditerranée.

La place Saad-Zaghloul, héros de l’indépendance, face à la mer, entourée de grands hôtels
 tel l'hôtel Cecil construit en 1930 et immortalisé par Lawrence Durrell dans Le Quatuor d’Alexandrie.

Lorsqu'elle fut fondée par Alexandre le Grand, il voulut qu'elle soit différente de toutes les autres villes d'Egypte, loin du Nil, tournée vers la mer, dialoguant avec les rives lointaines.

L'Alexandrie hellénistique puis romaine, dont la population dépassait 600 000 habitants à l'époque de la grande bibliothèque comme à celle de Cléopâtre, n'était plus qu'une bourgade de 8 000 habitants quand Bonaparte y débarqua, en 1798. C'est à l'époque de la Nahda, la renaissance arabe de la seconde moitié du XIXe siècle, à l'ère des projets de modernisation de Méhémet Ali et de ses successeurs les khédives, si désireux de faire de l'Egypte "un morceau d'Europe en terre d'Afrique", que la cité redevint méditerranéenne, européenne et arabe, islamo-judéo-chrétienne. Elle accueillait les navires du monde entier et concentrait 60 % de l'activité économique de l'Egypte, rivalisant avec Istanbul, Marseille et Naples. Elle devint alors un pôle d'immigration pour tous les Méditerranéens - et particulièrement les Grecs -, comme New York à la même époque. La gloire d'Alexandrie dura un siècle, jusqu'à ce qu'elle soit foudroyée deux fois de suite : par la révolution des Officiers libres en 1952, puis par la guerre qui suivit, en 1956, la nationalisation du canal de Suez. Cette ville intensément cosmopolite perdit alors sa particularité, fermant ses portes côté mer pour ne plus regarder que côté cour, du côté du Nil.

Le palais de Montazah (palais "du Parc").
Construit en 1892 en style néo-byzantin, il fut initialement la résidence du khédive Abbas Hilmi avant d’accueillir les hôtes du roi Farouk.
Aujourd’hui, il est occupé ponctuellement par le président égyptien (ou ses hôtes) et abrite encore de nombreux vestiges de la famille royale égyptienne.

La palais de Ras el Tin  (palais "du Cap du Figue").
Bâti sous l'ordre de Méhémet Ali entre 1811 et 1818, vit aussi le départ du roi Farouk lors de la révolution égyptienne. Aujourd'hui résidence présidentielle secondaire.

La ville se transforma ensuite en simple station estivale pour les Cairotes et les autres Egyptiens, une ville de vacances pour les nouveaux privilégiés et la classe moyenne naissante. C'est ce qui a donné à la ville sa dose annuelle d'activité, immortalisée dans des dizaines de films égyptiens où Alexandrie est synonyme de mer, d'amour et de jeunesse - à l'exception de ceux de Youssef Chahine, qui sont demeurés prisonniers de la nostalgie.

Pendant cinq décennies, Alexandrie sera submergée par des vagues successives d'exode rural - venues de haute Egypte, de Nubie - qui ont arraché son âme à la cité. Alexandrie est désormais une ville d'habitat informel, même à l'intérieur de ses vieux immeubles d'époque coloniale, de ses bâtiments victoriens, italiens, français, grecs et islamiques. Y compris dans les grandes avenues et les larges places haussmanniennes, où se sont installés vendeurs à la sauvette et volaillers offrant leurs oies, leurs pigeons et leurs cages à lapins.

Ruralité et urbanisme alexandrins.

Une place d'un quartier populaire.

Des années 50 au début des années 70, en dépit de la décadence qui l'atteignait, Alexandrie était encore un endroit où l'on construisait des villas de luxe, des chalets et des hôtels prestigieux sur le front de mer, où, sur cinq kilomètres, se succédaient cafés à la mode, bars, restaurants et boîtes de nuit. Le coeur de la ville historique, entre la station de tram de Ramla, la place Saad-Zaghloul et les alentours de la place Méhémet-Ali, n'a été que peu touché, au point qu'on se croirait pris dans une faille de l'espace-temps. Mais il y a cependant une différence de taille : les habitants. Les nouveaux occupants de ce centre-ville n'ont rien à voir avec les hautes fonctions et les rôles sociaux prééminents des anciens propriétaires pour qui la ville avait été conçue. Ce décalage confère une nature étrange à Alexandrie. Une société de ruraux déracinés et de pauvres hères habite une riche cité européenne sans s'être saisie de sa culture. L'esthétique socialiste - la pauvreté déguisée en minimalisme - s'est imposée à la ville dans les années 60, allant de pair avec la corruption bureaucratique et l'affairisme. De la mer aux banlieues sud, Alexandrie s'est recouverte d'immeubles hideux, construits avec des matériaux minables, vierges de toute créativité architecturale. Cette gifle de laideur a fait de la ville, dans les trente dernières années, une cité oubliée, à la dérive. Aujourd'hui, où que se porte le regard, ce ne sont que splendeurs lézardées et villas tombant en ruine à une tragique lenteur.

Le tramway d'Alexandrie.

L'Etat égyptien, qui a épuisé sa rhétorique nationaliste exclusivement axée sur l'arabisme et l'islamité au cours des présidences de Nasser et de Sadate, semble depuis peu opérer un tournant idéologique afin de réagir à l'impasse culturelle de l'intégrisme. Le nouveau discours officiel veut mettre l'accent sur une certaine pluralité, en prenant part à la francophonie, par exemple, ou en s'engageant dans un "dialogue" avec l'Europe, en mettant ostensiblement l'accent sur l'apprentissage des langues étrangères et en se donnant un air d'ouverture et de tolérance que Le Caire, la capitale de l'intérieur, la ville de l'université islamique d'Al Azhar, n'est peut-être pas désireuse d'assumer.

Mosquée Abu el-Abbas el-Mursi.

Alexandrie la méditerranéenne, bien qu'épuisée par la nostalgie, est sans doute un peu plus apte à illustrer cette nouvelle tendance. Le paradoxe est que l'Etat, qui a longtemps oeuvré de façon systématique à éliminer toute trace de cosmopolitisme, réel ou imaginé, le convoque désormais avec insistance, le recrée artificiellement, le fabrique virtuellement ou l'importe du passé pour le projeter sur un lieu habité à 85 % par des ruraux déracinés. L'Alexandrie d'aujourd'hui ressemble en fait beaucoup plus au Caire qu'à la cité des débuts du XXe siècle, et le retour au passé est devenu impossible. L'Etat, représenté par le gouverneur de la province, le général Mahgoub, tente de ravaler la physionomie de sa ville. Des façades ont été repeintes, des statues et des monuments sont érigés sur les places principales, une entreprise étrangère a été chargée de la collecte des ordures et les investisseurs locaux ont été fortement incités à financer les travaux de voirie et de réfection des jardins publics.

Un immeuble sur la corniche ayant conservé sa splendeur passée.

Mais l'événement le plus important qui traduit cette réorientation - sur le plan pratique comme sur le plan symbolique - est la renaissance de la bibliothèque d'Alexandrie, autrefois centre mythique de la culture antique. Cette renaissance, rendue possible par une collaboration internationale et interarabe, aura débouché sur un joyau architectural qui redonne du souffle au tourisme culturel. Et si le projet de reconstruction du phare d'Alexandrie est lui aussi mené à son terme, les architectures hellénistique et romaine revisitées deviendront une nouvelle composante de l'identité contemporaine de l'Etat égyptien, s'ajoutant à l'habituelle mixture des styles pharaonique et arabo-islamique.

La Bibliotheca Alexandrina.

La Bibliotheca Alexandrina.

La Bibliotheca Alexandrina

Cette ouverture politique et culturelle sur la Méditerranée se manifeste aussi au niveau de l'exceptionnelle liberté qui caractérise les activités des centres culturels dépendant des missions diplomatiques étrangères à Alexandrie et d'un apparent encouragement, voire une appropriation par les autorités, du discours de l'intelligentsia alexandrine, qui ne cesse de réaffirmer sa particularité cosmopolite, en opposition à la culture du Caire. Cela sera-t-il suffisant pour faire renaître Alexandrie de ses cendres ? La mission semble particulièrement difficile.

Les estivants égyptiens aisés ont pratiquement déserté la ville, maintenant qu'ils se sont créé de nouvelles stations balnéaires au milieu du désert de Libye, sur la "côte nord" comme ils l'appellent, le plus loin possible des classes populaires, supposées conservatrices, bigotes et peu enclines à accepter les usages de la vie en commun chez les estivants. Quant aux touristes occidentaux, qu'il faut à la fois "protéger" et "laisser jouir de leur liberté", ils se sont trouvé un havre au bord de la mer Rouge, à Charm el-Cheikh et à Hourghada. Alexandrie aura donc perdu jusqu'à son statut de ville pour vacanciers. Et c'est pour cela qu'il a été si facile de rayer ses plages de la carte. Le front de mer est devenu une interminable autoroute, séparant la ville de sa mer.

Il ne subsiste plus que de rares vestiges de sa beauté. Il ne reste plus que la nostalgie. N'est-ce pas le sort commun à toutes ces villes arabes dont les guerres civiles, avouées ou secrètes, ont fait avorter tous les projets de modernité et de renaissance ?

Le pont Stanley la nuit.

Haut