Histoire de l'Égypte (1/9)

 

La lente genèse de la civilisation pharaonique

L’histoire de la civilisation qui est apparue voici cinq mille ans sur les rives du Nil a été largement déterminée par les conditions géographiques bien particulières qui font de la vallée du fleuve une immense oasis, refuge naturel des populations contraintes d’abandonner les régions de savanes du « Sahara vert » progressivement affectées par la désertification. Étendue du 24e au 31e degré de latitude Nord, l’Égypte fait partie de la vaste zone aride qui, sur dix mille kilomètres, s’étend du Sahara atlantique au désert de Thar situé au nord-ouest de l’Inde. Pendant plusieurs millénaires, ces régions aujourd’hui désertiques étaient peuplées et une faune abondante y vivait, celle dont témoignent les gravures rupestres du Tassili, à une époque où l’actuelle vallée du Nil était une région de marécages hostiles excluant toute présence humaine. La situation a changé au cours des millénaires des époques post-pluviales africaines qui correspondent à nos époques postglaciaires européennes ; c’est ainsi que l’ancienne Égypte est devenue le « don du Nil » dont parle Hérodote et que ses habitants ont pu être définis par le célèbre historien d’Halicarnasse comme « ceux qui habitent en dessous de la ville d’Éléphantine et boivent l’eau du fleuve… » Caractérisé, à l’inverse de tous les fleuves connus du voyageur grec, par des crues qui « le grossissent en été et le diminuent en hiver », le Nil apportait à la fois l’eau et le limon nécessaires à la vie et à l’agriculture. Au cœur d’une région aride totalement hostile à la présence humaine, dans une vallée large de dix à trente kilomètres qui s’étire sur près de mille depuis la première cataracte, la réunion de l’eau, de la terre arable et du travail humain a donné naissance, comme en Mésopotamie ou sur les rives de l’Indus, à une grande civilisation néolithique, agricole puis urbaine. L’existence d’un pouvoir politique centralisé, indispensable pour organiser la répartition de l’eau, et l’usage d’une écriture font entrer cette civilisation dans l’histoire dès l’orée du IIIe millénaire avant J.-C.

Long de 6 670 km depuis sa source située dans les régions des lacs Victoria et Albert, le Nil est régulièrement et abondamment alimenté par les puissantes précipitations qui caractérisent les latitudes équatoriales mais une bonne partie de ses eaux disparaît du fait de l’évaporation au cours de la traversée de 2 500 km qu’il effectue à travers le désert pour atteindre la Méditerranée. Ce qui compense cette énorme déperdition, c’est le complément que lui apportent ses affluents de la rive droite descendus du plateau éthiopien et richement alimentés en eau par les pluies qui l’arrosent quand survient l’été. C’est ainsi que le Nil Bleu et l’Atbara garantissent chaque année, à partir de juillet, le retour de la crue du Nil. Dans des régions où la moyenne des précipitations annuelles s’établit à 33 mm par an – à l’exception du Delta où le climat méditerranéen assure des pluies plus importantes – on comprend que les anciens Égyptiens aient fait du Nil le dieu Hapi, garant de l’éternel retour de la vie. Les 30 000 km2 cultivables créés par le fleuve – la superficie de la Belgique pour un pays étendu en latitude sur deux fois la longueur de la France – ont ainsi commandé l’existence et le développement de la civilisation égyptienne. Le pays se présente en effet comme une vallée interminable – véritable route fluviale au long de laquelle les nomes, les circonscriptions locales, ont joué un rôle décisif dans la mesure où tout relâchement de l’autorité exercée par le pouvoir central pouvait engendrer sur de telles distances des ferments d’anarchie – vallée qui se termine par un vaste delta dont les 22 000 km2 cultivables représentent les deux tiers de la « surface agricole utile » de l’Égypte antique et que Jean Yoyotte a justement présenté comme « une Sologne africaine amassée par le Nil sous des cieux méditerranéens ». Ce contraste établit d’emblée la distinction entre Haute et Basse Égypte, si déterminante tout au long de l’histoire du pays. Le désert est immédiatement présent dès que l’on s’éloigne de la vallée et de ses terrasses alluviales mais on trouve, à l’ouest, plusieurs oasis importantes. Celle du Fayoum correspond à l’ancien lac Moëris d’Hérodote. À quatre-vingts kilomètres au sud-ouest du Caire, cette dépression de 1 770 km2, l’actuel lac Karoun, s’étend à l’emplacement d’un ancien delta du fleuve primitif ; jadis reliée au Nil, elle fut occupée et mise en valeur dès les époques les plus reculées. Plus à l’ouest, on distingue, se succédant au sud de la dépression désertique de Qattara, les oasis de Bahariya, Farafra, Dakhla et Kharga. Enfin, non loin de l’actuelle frontière libyenne, l’oasis de Siouah abritait dans l’Antiquité un sanctuaire d’Amon auprès duquel Alexandre le Grand prit soin de faire consacrer sa conquête de l’Égypte. Si l’on excepte ces quelques vestiges de l’ancien « Sahara vert », les régions qui encadrent le fleuve apparaissent totalement désertiques. Montagneuses et accidentées dans le désert oriental « arabique » qui sépare le Nil de la mer Rouge, elles sont désespérément plates sur l’immense plateau calcaire étendu à l’ouest qui, avec ses 681 000 km2, qui vont bien au-delà de l’actuelle frontière libyenne, représente les deux tiers du pays. D’altitude faible, ce désert occidental s’élève lentement jusqu’à 500 m, au contact des grès caractéristiques des terres nubiennes du sud. Les dunes s’y étendent sur des centaines de kilomètres, isolant la vallée du fleuve nourricier qui fut longtemps, à la différence des terres mésopotamiennes, protégée des invasions extérieures.

 

L’évolution climatique de la région commande dans une très large mesure l’apparition des conditions qui ont permis l’éclosion de l’ancienne civilisation égyptienne. On peut résumer à quatre grandes phases cette évolution :

vers -18000 -15000 Phase « d’attraction nilotique » correspondant à un épisode aride de l’histoire du climat saharien. Le Nil devient un fleuve aux rives accueillantes.

vers -15000 -9000 Phase de « répulsion nilotique ». Une période pluviale importante transforme la vallée du Nil en un immense marécage largement inondé alors que les savanes du Sahara vert accueillent une brillante civilisation de chasseurs qui deviendront bientôt des pasteurs.

vers -9000 -6000 Nouvelle phase « d’attraction nilotique » au cours de laquelle la vallée apparaît progressivement comme un refuge pour les populations chassées de l’espace saharien par les progrès de l’aridité. Des premiers foyers néolithiques apparaissent à la fin de cette période au Soudan, dans la région de Khartoum.

vers -5500 -5000 Établissement progressif des conditions climatiques actuelles. C’est vers cette période que se cristallise sans doute la population égyptienne qui va développer la civilisation que l’on sait au cours des millénaires suivants. Elle serait ainsi le résultat de la fusion d’éléments proto-berbères sahariens connaissant déjà l’élevage avec des populations vivant de la chasse, de la pêche et de la cueillette plus anciennement installées sur les rives du Nil. Les conditions propres au milieu font ensuite que l’agriculture se substitue rapidement à l’élevage.

vers -5700 -4700 Apparition, dans l’oasis du Fayoum, de la culture néolithique dite de Fayoum A. Les habitants cultivent l’orge, les lentilles, les pois chiches et le lin.

-5500 -3500 Époque prédynastique. Les cultures identifiées pour cette époque sont le Gerzéen (El-Girza), le Badarien (Badari) et l’Amratien (El-Amrat). Le site le plus important demeure cependant celui de Nagada qui, au sud d’Abydos, en Haute-Égypte, voit augmenter la densité du peuplement et se mettre en place l’utilisation de la crue du Nil. Déjà les tombes livrent un matériel destiné à permettre la survie du défunt, ce qui signifie que l’une des croyances caractéristiques de la civilisation égyptienne ultérieure est déjà établie. Au cours de la seconde moitié du IVe millénaire avant J.-C., cette culture d’éleveurs devenus agriculteurs est capable d’exploiter méthodiquement et régulièrement la crue du Nil, grâce à la réalisation de travaux d’irrigation, même s’ils demeurent primitifs ; elle va se répandre dans l’ensemble de la vallée entre la première cataracte et le Delta. Dans le nord, les sites du Fayoum, de Mérimdé ou d’Al-Omari témoignent par ailleurs, dès cette époque, de l’existence d’influences palestiniennes.

vers -3500 -3200 Période dite protodynastique. Elle est dite aussi phase de Nagada II et précède directement l’unification pharaonique. Les villages se multiplient en Haute-Égypte, de la région d’Assiout aux frontières de la Nubie.

-3200 -3100 Période archaïque ou de Nagada III. Dans la dernière partie du IVe millénaire, trois proto-royaumes sont en compétition pour faire l’unité de la Haute-Égypte. Ils sont organisés autour de Hiérakonpolis, de Nagada et d’Abydos. C’est à cette époque que l’on place « la dynastie zéro » identifiée par les chercheurs au cours des deux dernières décennies. On ignore le nombre précis de souverains qui l’ont constituée dans la mesure où elle précède ceux qui sont mentionnés dans l’Histoire de Manéthon mais quatre sont incontestables : Scorpion, Iry Hor (ou Ro Hor), Ka (ou Zekhen) et Nârmer qui est à la fois le dernier souverain de la dynastie zéro et le premier pharaon de la première dynastie. On doute aujourd’hui de l’existence de Ménès dont le nom désignerait simplement « celui qui établit » (le pouvoir pharaonique). Dès cette époque, l’existence d’un territoire défini, d’une autorité unique, d’une idéologie royale, d’une écriture, d’un artisanat de luxe et d’échanges commerciaux avec des pays assez lointains tels que la Palestine, d’un système fiscal et d’une administration hiérarchisée conduit à conclure que l’Égypte est bien entrée dans l’histoire durant cette période de transition qui sépare, entre -3200 et -3100, la culture de Nagada II et la première dynastie. C’est par la soumission du Delta – obtenue sans doute par la force, ce que semble confirmer la palette de Nârmer – que s’est réalisée l’unité.

vers -2900 L’unité est faite de la Méditerranée à la première cataracte. C’est à cette époque qu’apparaissent les premiers documents écrits et les palettes sculptées telles que celle de Nârmer. Cette phase correspondrait à la Ire dynastie, qui aurait régné de -3 100 à -2900 et aurait compté huit souverains. Aha et Djer, les descendants supposés de Nârmer, longtemps présenté comme l’unificateur du pays – l’unité est en fait antérieure à son règne –, auraient conduit des expéditions contre les Libyens et les Nubiens et auraient entretenu des relations avec le Proche-Orient.

vers -2900 -2700 Deuxième dynastie. Elle aurait compté neuf souverains.

Ces deux dynasties correspondent à la période thinite (du nom de la ville de This) qui confirme les caractéristiques de la civilisation progressivement constituée à la fin du IVe millénaire.

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