Les "vastes solitudes" du désert libyque

« Les premiers habitants qu'on rencontre, en venant de Thèbes, sont les Ammoniens, à dix journées de cette ville... Entre autres fontaines, ils en ont une dont l'eau est tiède au point du jour, fraîche à l'heure du marché, et extrêmement froide à midi : aussi ont-ils soin, à cette heure, d'arroser leurs jardins. À mesure que le jour baisse, elle devient moins froide, jusqu'au coucher du soleil, elle est tiède. Elle s'échauffe ensuite de plus en plus, jusqu'à ce qu'on approche du milieu de la nuit : alors elle bout à gros bouillons. Lorsque le milieu de la nuit est passé, elle se refroidit jusqu'au lever de l'aurore : on l'appelle la fontaine du soleil."

Hérodote (Ve siècle av. J.-C.)

Dans le désert comme sur la mer, sur le sable comme dans l'eau, l'homme doit absolument survivre. Dans le désert, il lui faut chercher de l'eau soit en sous-sol, soit en surface. Les oasis font donc l'objet d'une occupation constante en raison de leur riche végétation, de leurs réserves en eau, de leurs richesses agricoles et de la sécurité qu'elles offrent par rapport au vide dangereux que présente le désert. Elles deviennent obligatoirement des points de peuplement dans un pays désertique comme l'Égypte, limité, comme on le sait, à un delta et à une vallée fertilisés par le Nil.

Certes, le désert est pour l'Arabe un endroit propice à la déclamation de poèmes guerriers ou de romances amoureuses, ce qui a donné naissance à toute une littérature. Le désert est un lieu de sagesse où la patience est exaltée comme une vertu et où le chameau, seul animal familier en devient l'exemple. Le désert est également un séjour favorable à la réflexion et à la prière; c'est un monde opposé au paradis recouvert d'une nature opulente rêvée par l'homme.

Plus concrètement, pour l'archéologue, le désert devrait rester le lieu privilégié de recherche de forteresses détruites, de villes englouties, de temples et de tombes, de vieux monastères endormis sous les sables, mieux conservés qu'ailleurs. Malgré cela, le désert inspire une grande réserve car même si 36 % de la surface du glo­be est recouverte de pierre et de sable, l'homme préfère investir ou fouiller sur de la terre dure ou dans le fond de la mer qui sont des lieux plus mystérieux, plus portés vers sa curiosité.

L'origine du mot « oasis » vient d'un vocable de l'ancien égyptien ouat, homonyme d'un mot qui désigne un « chaudron » et, plus géographiquement, un endroit habitable dans une nature hostile; cette zone est appelée « Prairie des arbres-ima », évoquant sans doute des buissons de taille moyenne. On y trouve également le mot sekhet qui correspond, au sens général, à la campagne cultivée.

Au désert, decheret, « le Rouge », couleur de la roche, couleur violente assimilée à Seth, meurtrier d’Osiris, l’Égyptien oppose la vallée, kemet, « la Noire », couleur du limon, couleur nourricière pour l’homme. Le désert symbolise à la fois un monde extérieur, tout ce qui est étranger, ce qui possède des pouvoirs magiques et l'endroit tragique où l'on enterre les morts.

On sait, depuis longtemps, que les Anciens Égyptiens se méfiaient autant de la mer que du désert et que, pour les armées d'Alexandre, les immenses étendues de sables n'étaient que de « vastes solitudes » dangereuses. On comparait le sable à l'océan et les oasis à des îles. Plus tard, les légionnaires romains qui avaient tenté de conquérir les royaumes parthes de la « Route de la soie » craignaient, à chaque expédition, d'être engloutis dans l'océan de sable ou d'être dévorés par les bêtes sauvages, sans compter monstres et démons (afrits) qui hantaient l'imagination des voyageurs lors de la traversée de ces pistes, considérées comme des routes maléfiques.

L'Égypte possède trois grands déserts : à l'ouest le désert Libyque, sablonneux; à l'est le désert Arabique et la péninsule du Sinaï,  montagneuse. Les déserts égyptiens font partie d'une longue ceinture qui se déploie de la côte Atlantique de l'Afrique du nord (Maroc), se dirige vers la mer Rouge, le Sinaï, la péninsule Arabique, l'Iraq et continue vers l'est, vers l'Asie centrale,  jusqu'au monde Chinois. En réalité, la vallée du Nil n'est qu'une oasis s'allongeant sur plus de mille kilomètres. De ce fait, le fellah égyptien  est habitué à vivre au contact du désert, souvent à quelques volées de pierre de son champ de labour.

Le désert Libyque ou désert occidental, s'étend à l'est du Nil jusqu'à la Libye, sur une distance de 800 km, couvrant les deux tiers du pays. Les oasis d'Égypte sont les plus impressionnantes du monde saharien mais elles demeurent méconnues, situées loin des couloirs touristiques de la Haute Égypte. Ici, le désert est le plus aride du monde : alors que le Sahara reçoit en moyenne cent millimètres de pluie par an, le désert Libyque n'en reçoit que cinq. Dans cette partie ouest de l'Égypte (près de trois millions de kilomètres carrés), il ne pleut jamais à l'exception de quelques averses brèves qui s'évaporent instantanément. Le vent qui se fait sentir au mois de février (Amshif) entraîne la poussière et l'accumulation du sable qui provoque un déplacement des dunes (barcanes), du nord au sud et d'ouest en est.

On comprend l'importance de l'eau; les zones fertiles sont situées dans les parties les plus basses des oasis; la nappe d'eau s'étend de 100 à 170 mètres au-dessous du niveau du sol, sur une couche de grès; elle est distribuée en surface soit par des sources naturelles, soit par des puits artésiens.

À l'exception de Siwa, située au-dessous du niveau de la mer, au fond d'une dépression, ces oasis sont placées sur un plateau de grès, correspondant à l'emplacement du lit d'un fleuve évaporé, peut-être un cours ancien du Nil, Urnil, qui aurait coulé parallèlement au fleuve actuel. Cela reste à prouver car les oasis orientales occupent le fond de dépressions naturelles dues à l'érosion éolienne.

Ces cuvettes sont profondes d'une centaine de mètres par rapport à la péléplaine qui les domine de ses escarpements rocheux; elles sont alimentées par une nappe d'eau fossile qui s'est constituée au cours des diverses phases humides du climat saharien; nappe que les géophysiciens estiment vieille de 25000 à 40000 ans et qui ne se renouvelle pas. (Jean Vercoutter].

Au-dessus de la plaque de grès, repose en général une couche d'argile rouge (jaunâtre dans l'oasis de Siwa); cette couche d'argile s'use sans cesse par érosion; l'alternance de strates de calcaire et de grès forme des paysages souvent étonnants, comme par exemple le « désert blanc ».

Les études concernant l'examen des sites, des vestiges végétaux et animaux ainsi que la datation au carbone 14 attestent d'une alternance de climats en quatre phases principales :

- 10500-5500 : Période du « grand humide » avec communications entre le Sahara et la Vallée

- 5500-4500 : Période du « grand aride » avec repli des hommes dans les oasis et dans la Vallée

- 4500-2500 : Période humide

- 2500 à nos jours : Période sèche

A la fin du Paléolithique supérieur, une forêt équatoriale recouvrait toute une partie du Sahara jusqu'à la vallée du Nil peuplée d'animaux sauvages. Il y a plus de douze mille ans, le désert était couvert de lacs, de rivières et d'une abondante végétation nécessaire à la vie d'une population de pasteurs et d'agriculteurs, avec de nombreuses sources où se désaltéraient gazelles, autruches et girafes.

Depuis le IIIe millénaire, un dessèchement du climat a regroupé les hommes, en quête d'une eau rare, vers les oasis et la bande fertile du Nil. Le désert est devenu une steppe avec des affleurements d'eau suffisants pour que les hommes puissent le traverser. Les rares oasis sont restées peuplées; des communications se sont établies entre les quelques points d'eau ou espaces verts et la vallée du Nil ; un réseau de pistes, d'une même valeur que le fleuve, permit à des caravanes d'ânes et de chameaux de se rendre de la Méditerranée à l'Afrique noire. Les pistes sahariennes eurent l'avantage d'éviter la crue du Nil, les méandres, les cataractes et l'hostilité des Nubiens installés sur les rives du fleuve entre les deuxième et première cataractes.

Encore aujourd'hui, le chameau, et plus précisément le dromadaire, reste l'animal idéal pour la traversée du désert. Il peut perdre la moitié de son poids par déshydratation et rétablir son poids initial en buvant cent litres d'eau en quelques instants. Le dromadaire est introduit en Égypte en 525 avant notre ère par les Perses, lors de l'invasion conduite par le roi Cambyse, fils de Darius Ier (522-486 av. J.-C.). Le chameau pourrait bien être originaire du continent américain; il aurait gagné l'Asie en franchissant le détroit de Bering lors de la Préhistoire. Ce qui est sûr, c'est que seuls les ânes sillonnaient les pistes du désert jusqu'au VIe siècle avant notre ère.

On connaît la piste nommée Darb el-Arbain, « le chemin des quarante » (jours), à quelques centaines de kilomètres à l'ouest du Nil, parallèle au fleuve, qui passait à Kharga et rejoignait le Nil à Assiout. La piste partait du Darfour au Soudan et, outre le transport de marchandises précieuses, transportait des esclaves qui parcouraient à pied près de 900 kilomètres en quarante jours. On sait à présent que cette piste fut déjà fréquentée sous l'Ancien Empire car les fouilles archéologiques de Balat (mastabas), capitale des gouverneurs de la région des oasis, ainsi que celles d'Aïn Asil où l'on a retrouvé un habitat de cette période, confirment l'occupation égyptienne de cette région et le contrôle des routes, deux mille ans avant notre ère.

On s'aperçoit, à la lueur des fouilles, que ces sites, longtemps ignorés en raison de leur isolement, étaient occupés par les hommes dès la préhistoire et que, de l'Époque pharaonique à la Période romaine, ils constituaient des points de relais importants entre le monde africain et le monde méditerranéen.

Si les temples les plus importants sont situés dans la vallée du Nil, les oasis représentent des points de départ de différents flux de migrants; elles ont ainsi contribué à l'éclosion de la civilisation égyptienne. Les pharaons comprirent que la position géographique de ces régions leurs permettaient de surveiller le mouvement constant des caravanes se dirigeant vers la Libye ou vers le sud de l'Afrique. Il en sera de même pour la péninsule du Sinaï. De plus, les oasis fournissaient la vallée en fruits et légumes, en vin de bonne qualité et de petits ânes domestiqués, utilisés comme bêtes de somme par les caravaniers.

Les oasiens, tout en restant semi-indépendants, adopteront les divinités du panthéon égyptien, en particulier Seth puis à partir de la Basse Époque (672 à 332 av. J.-C), Amon. Bahariya, comme Farafra semblent n'avoir appartenu à l'Égypte que sous le Nouvel Empire (1552-945 av. J.-C.). Plus tard, à l'Époque romaine, aussi bien les oasis que la vallée du Nil, entrèrent au premier plan des préoccupations des empereurs car, qui tenait l'Égypte pouvait affamer Rome. Une forte occupation étrangère s'installa dans la région; de nombreux soldats, cultivateurs, commerçants, tous ressortissants grecs et romains s'y fixèrent avec leurs familles, n'hésitant pas à adopter non seulement les pratiques religieuses de l'Égypte pharaonique mais la vie au quotidien.

Outre les cinq oasis du désert Libyque, on ne peut oublier géographiquement les oasis du Fayoum (qui n'est pas une véritable oasis puisqu'elle est alimentée en eau par un canal la reliant au Nil et non par des sources naturelles) et celle de Wadi Natroun, entre Le Caire et Alexandrie.

Si l'Égypte est « un don du Nil », le fleuve ne semble plus de nos jours être assez généreux pour nourrir une population qui augmente d'un million d'habitants tous les dix mois et nous annonce la naissance d'un nouveau-né toutes les vingt-cinq secondes. Il faut donc que l'homme modifie la Nature en la détournant de son cours naturel. L'avenir consiste à ouvrir une nouvelle zone fertile, une nouvelle vallée, en irriguant le désert et en exploitant son sous-sol. En 1998, ont commencé de gigantesques travaux de construction d'un canal apportant au sud de Kharga, jusqu'à Tochka, une partie des eaux du Nil. Ceci devrait permettre d'exploiter 850 000 hectares, gagnés sur le désert.

Déjà, à partir des années 1950, dans le cadre du projet de la « Nouvelle Vallée » (Wadi el-Gedid) lancé par le Colonel Nasser, on tenta de réquisitionner des terres, de créer une zone de terres cultivables dont le chapelet d'oasis serait l'épine dorsale. On offrit aux populations déshéritées des grandes villes et aux fellahin sans terres, quelques parcelles de jardins qui furent offertes aux premiers arrivants en 1959. Malgré cela, les candidats à la nouvelle propriété furent peu nombreux car on devait recenser moins de 150 000 personnes en 1996.

Capitale de cette « Nouvelle Vallée », Qasr Kharga a tout de même accueilli divers immigrés venus surtout de la vallée du Nil, dont de nombreux Coptes espérant fuir les climats de tension entre communautés qui se développent de plus en plus. Le forage des puits et le creusement de canaux d'irrigation aident à créer cette nouvelle région, habitable à partir des terrains arides. Cette vallée fertile, parallèle à l'oasis du Nil, devrait couvrir, au terme du projet, une superficie de 42 millions d'hectares. L'économie de ces oasis reposera, comme dans l'Antiquité, sur la culture des céréales, des dattes et des olives qui demandent une savante répartition de l'eau.

Aujourd'hui, ces paysages arides se déroulent sur mille kilomètres, passant de hautes dunes de sable à de grandes buttes de calcaire dressées comme des châteaux fantastiques. Les oasis, encore à l'abri de la vie moderne, restent épargnées de la surpopulation, de la misère et de la pollution des grandes villes, mais semble-t-il, pour peu de temps encore.

Haut