Les Grands monuments de l’Égypte Ancienne

Christian Jacq (1986)

 

Deir el-Bahari, « le sublime des sublimes » d'après les textes égyptiens, est le chef-d'œuvre de la reine Hatshepsout, la plus célèbre souveraine d'Égypte, qui régna sur les Deux Terres à la XVIIIème dynastie, de 1479 à 1457 avant J.-C. Années de paix, de quiétude, de bonheur tranquille.

L'Égypte est puissante et riche. Hatshepsout et son Maître d'Œuvre, le génial Senmout, se consacrent à la création d'un édifice d'une très grande originalité, tant par son emplacement que par sa conception. Deir el-Bahari, « le couvent du Nord », se trouve sur la rive occidentale du Nil, en face de Karnak, dans un grand amphithéâtre naturel dessiné par une falaise appartenant à la chaîne libyque. Au sud, une montagne sacrée entre toutes, la cime d'Occident, où veille une déesse accueillante aux morts justifiés. En ces lieux, le soleil est d'une rare intensité. Tout resplendit d'une blancheur aveuglante qui, en plein midi, fait se confondre le temple avec la montagne contre laquelle il est adossé. En réalité, le temple est montagne ou, plus exactement, la montagne est devenue temple. Ce fut le pari du Maître d'Œuvre : utiliser cette nature sauvage, rébarbative, pour composer une œuvre si animée de charme magique qu'elle deviendra le sourire d'une reine. Le contraste est frappant entre la rigueur desséchée de la falaise et le charme magique du temple. Le paysage est devenu lieu saint. Les terrasses successives, qui caractérisent l'édifice, sont reliées entre elles par une rampe, ligne ascendante que renforce la verticalité de la falaise. Nous montons vers l'intérieur de la montagne, nous nous confondrons peu à peu avec la pierre d'éternité. Ici, la matière devient consciente, elle sert de reliquaire aux dieux et à l'âme d'une reine. Cette montagne, nous le verrons, est aussi celle des morts béatifiés et des divinités qui veillent sur eux. Nous rencontrerons le chacal Anubis et la vache Hathor qui aident les justes à passer de l'autre côté du miroir de la montagne.

Le site tout entier, d'ailleurs, est consacré à Hathor. Si cette déesse s'incarne volontiers dans le corps d'une vache, n'oublions pas qu'elle est avant tout de nature cosmique et qu'elle brille parmi les étoiles. C'est elle qui, dans la montagne d'Occident, accueille, au couchant, les êtres lumière. La clarté de Deir el-Bahari n'est comparable à aucune autre. Écrasante, presque insupportable sur les parvis du temple, elle se fera de plus en plus douce jusqu'aux sanctuaires de la terrasse supérieure, peut-être pour nous faire pressentir que la mort est aussi lumière.

Nous ne savons rien de précis sur le site de Deir el-Bahari avant le règne du roi Mentouhotep (Moyen Empire, XIème dynastie, vers 2050 av. J.-C.). Cinq siècles avant Hatshepsout, ce pharaon est enchanté par ces lieux d'apparence inhospitalière et décide d'y construire son temple funéraire. Mentouhotep, parfois surnommé « le grand », est un pharaon d'une exceptionnelle envergure. C'est lui qui, au terme d'une période trouble, a réunifié une Égypte divisée. Il est originaire de Thèbes et impose sa ville comme une cité désormais essentielle pour la civilisation égyptienne. Le roi fut aimé au point d'être considéré comme un nouveau fondateur de l'Égypte.

Il lui fallait un monument à sa taille, et ce fut son temple de Deir el-Bahari. Situé à gauche de celui d’Hatshepsout, lorsqu'on est de face, le grand œuvre de Mentouhotep est malheureusement fort ruiné et ses vestiges n'intéresseront que les spécialistes.

La structure du temple était particulièrement intéressante : une cour plantée d'arbres d'où partait une rampe qui aboutissait à un vaste socle sur lequel était érigée une pyramide. Derrière elle, un caveau creusé dans le roc. Le temple proprement dit avait donc la pyramide pour Saint des saints, protégeant un type de sépulture dans la montagne, que nous connaissons à Assouan pour des particuliers, mais que nous retrouvons surtout, sous les formes diverses, dans la Vallée des Rois.

Détail significatif : si le tombeau était creusé dans la roche, le sarcophage royal était exactement à l'aplomb de la pyramide, qui était à la fois le symbole de la première butte émergée au matin du monde et de la cime d'Occident protégeant le repos du défunt.

Le mari de Hatshepsout, le pharaon Thoutmosis II, mourut jeune. La reine devint régente du royaume; le futur pharaon, Thoutmosis III, n'était encore qu'un enfant. Les historiens modernes ont souvent évoqué de terribles querelles entre la reine et le prince héritier. Avouons qu'elles sont nées de leur imagination. En réalité, Hatshepsout et Thoutmosis III, qui allait devenir le Napoléon égyptien, régnèrent conjointement jusqu'à la mort de la reine.

Hatshepsout est profondément pacifiste. La déesse qu'elle vénère est Hathor, maîtresse de la joie. La reine définit ses intentions par ses différents noms: « la première des nobles », « Celle qu'embrasse Amon », « Puissante en force de vies », « verdoyante d'années », « divine d'apparitions ». Deir el-Bahari sera le site où elle pourra exprimer la plénitude d'un règne harmonieux. Fidèle au passé, elle s'inspire du monument précédent, celui de Mentouhotep: elle aussi construit un temple en terrasse, elle aussi trace une ligne ascendante vers le cœur de la montagne. Mais Hatshepsout ne fait pas ériger de pyramide, car la montagne elle-même sera sa pyramide naturelle.

Pour bien marquer l'intérêt qu'elle portait à son temple de Deir el-Bahari, Hatshepsout oriente sa tombe de la Vallée des Rois d'une manière bien précise : son axe principal, en effet, est dans la direction du « Sublime des sublimes », du temple de lumière.

En raison de la perfection de son temple, le renom d'Hatshepsout perdura de nombreux siècles après sa mort. On se rendait en pèlerinage à Deir el-Bahari et la reine fut longtemps considérée comme une grande souveraine qui avait procuré du bonheur à son peuple.

Si Deir el-Bahari est avant tout le couronnement artistique du règne d'Hatshepsout, nous avons vu qu'il ne fallait pas négliger l'exemple de Mentouhotep ; il existe un troisième personnage qui habite le site de sa présence, Thoutmosis III en personne. En 1962, on découvrit des vestiges de son temple entre celui de Mentouhotep et celui d'Hatshepsout. La reine et son illustre successeur étaient ainsi rassemblés pour l'éternité.

Senmout (ou Senenmout), dont le nom signifie qu'il vivait en fraternité avec la Grande Mère qui protège l'Égypte, fut le Maître d'Œuvre de la reine Hatshepsout. Certains estiment qu'il devint son amant et qu'ils formèrent un couple parfois scandaleux aux yeux de nombreux hauts fonctionnaires attachés à une étiquette rigide. Nous n'avons, à vrai dire, aucune preuve. Nous savons simplement que Senmout, intendant des domaines d'Amon, Maître d'Œuvre exerçant ses talents à Karnak et à Deir el-Bahari, fut le premier personnage du royaume après la reine. Ce n'est pas rare en Égypte ancienne où l'artisan occupait un statut exceptionnel. Confident, conseiller, scribe de haut rang, Senmout dirigeait une petite équipe de spécialistes hautement qualifiés. Un « compte d'exploitation » nous apprend que, sur le chantier de Deir el-Bahari, il n'y avait guère plus de seize charpentiers, dix tailleurs de pierre et vingt graveurs. Cela peut paraître surprenant, mais il en fut toujours ainsi, depuis l'époque des pyramides jusqu'à celle des grandes cathédrales médiévales. Il ne faut pas confondre, en effet, ceux qu'on nomme les « tâcherons » et les sculpteurs, tailleurs de pierre et dessinateurs qui recevaient une longue initiation technique et spirituelle avant de pouvoir transformer la matière en beauté rayonnante.

A Deir el-Bahari, aujourd'hui, il ne reste que la pierre et le soleil. A nous de faire un effort d'imagination. Autrefois, la reine avait fertilisé le désert. Elle avait créé, devant le temple, un grand jardin planté d'arbres et agrémenté de bassins, véritable petit éden précédant le temple propre` ment dit. Ce rêve de verdure a disparu. Pour nous accueillir, il ne subsiste qu'un lion, qui marque le départ de la grande rampe. Autrefois, il était l'aboutissement symbolique d'une allée de sphinx et, en face de lui, se trouvait son compagnon.

Sphinx de la reine Hatshepsout qui bordait l'allée menant au temple.
(Metropolitan Museum of Art)

Ces deux lions sont chargés de veiller sur le temple et d'empêcher les êtres impurs d'aller plus loin. Ils sont hier et demain, ont la connaissance du passé et de l'avenir. Ils incarnent aussi les montagnes de l'Orient et de l'Occident, les deux colonnes du monde entre lesquelles passe l'initié. Les yeux toujours ouverts, ne dormant jamais, ces lions sont la vigilance même.

Lion gardien sculpté sur la rampe du temple de Deir el-Bahari.

Haut

Retour